21-13.519, 21-13.520
Résumé
En bref
Affaire opposant le Real Madrid Club de Futbol et un membre de son équipe médicale à la société Editrice du Monde et l'un de ses journalistes, suite à la publication d'un article mettant en cause le Real Madrid et le FC Barcelone dans des affaires de dopage dans le football.
La Cour de cassation casse et annule les arrêts de la cour d'appel de Paris du 15 septembre 2020 qui avaient refusé l'exécution de décisions espagnoles condamnant Le Monde et son journaliste à des dommages-intérêts pour diffamation. Sur le fondement des articles 34 et 45 du règlement Bruxelles I et de l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, la Cour reproche aux juges du fond d'avoir procédé à une révision au fond des décisions étrangères en minorant le préjudice subi, d'avoir omis de considérer la gravité de la faute dans l'appréciation de la proportionnalité et d'avoir insuffisamment motivé leur évaluation des ressources financières des condamnés.
En détail
Les parties et le litige
Cette affaire oppose d'une part le Real Madrid Club de Futbol et M. [L] (membre de l'équipe médicale du club), demandeurs aux pourvois, à la société Editrice du Monde et M. [I] (journaliste), défendeurs à la cassation.
Le litige trouve son origine dans la publication, le 7 décembre 2006, d'un article du journal Le Monde intitulé « Le Real Madrid et le Barça liés au docteur [C] », rédigé par M. [I]. L'article affirmait que le Real Madrid recourait aux services du docteur [C], présenté comme l'instigateur d'un réseau de dopage sanguin révélé dans le cyclisme. Un dessin accompagnait l'article, sous-titré « Dopage : le football après le cyclisme ».
La question juridique principale
La question centrale porte sur les conditions d'exécution en France de décisions étrangères condamnant des organes de presse à des dommages-intérêts pour diffamation, au regard de l'ordre public international français et de la liberté de la presse consacrée par l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
L'exposé du litige et des arguments
Les juridictions espagnoles avaient condamné définitivement la société Editrice du Monde et le journaliste : le tribunal de première instance n° 19 de Madrid (27 février 2009) avait alloué 300 000 euros au Real Madrid et 30 000 euros à M. [L], condamnations confirmées par l'Audience provinciale de Madrid (18 octobre 2010) puis par le Tribunal suprême espagnol (24 février 2014).
Le directeur des services de greffe judiciaires du tribunal de grande instance de Paris avait déclaré ces décisions exécutoires en France le 15 février 2018. Cependant, la cour d'appel de Paris (15 septembre 2020) avait infirmé ces déclarations, estimant que les décisions espagnoles étaient manifestement contraires à l'ordre public international français.
Les motifs de la décision et raisonnements juridiques
Premier motif : Interdiction de la révision au fond des décisions étrangères
Sur le fondement des articles 34 et 45 du règlement Bruxelles I, la Cour de cassation rappelle le principe fondamental selon lequel « En aucun cas la décision étrangère ne peut faire l'objet d'une révision au fond ».
La Cour de justice de l'Union européenne, dans son arrêt du 4 octobre 2024, avait précisé que « la juridiction de renvoi ne saurait notamment examiner si le journaliste et la société éditrice ont agi, en publiant l'article en cause au principal, dans le respect de leurs devoirs et responsabilités ou remettre en cause les constats de l'arrêt du Tribunal suprême espagnol du 24 février 2014 en ce qui concerne la gravité de la faute ou l'étendue du préjudice subi ».
Or, la cour d'appel avait relevé que « le préjudice subi du fait du retentissement médiatique invoqué a été limité par le démenti apporté par les organes de presse locaux » et que « M. [L] n'est jamais cité nommément dans l'article en question ».
La Cour de cassation considère :
« En statuant ainsi, alors que la juridiction espagnole avait mentionné ces éléments sans en tirer aucune conséquence pour l'évaluation du préjudice dont elle avait souligné l'ampleur, la cour d'appel, qui l'a minorée, s'est livrée à une révision au fond des décisions espagnoles ».
Deuxième motif : Omission de la gravité de la faute dans l'appréciation de la proportionnalité
Sur le fondement des articles 34 et 45 du règlement Bruxelles I et de l'article 11 de la Charte, la Cour rappelle que la CJUE avait énoncé qu'« il appartient à la juridiction de renvoi d'apprécier, en tenant compte de l'ensemble des circonstances de l'espèce, parmi lesquelles figurent non seulement les ressources des personnes condamnées mais également la gravité de leur faute et l'étendue du préjudice telles qu'elles ont été constatées dans les décisions en cause au principal ».
La cour d'appel s'était contentée de retenir que « les condamnations apparaissent disproportionnées tant au regard du préjudice subi par le club et le membre de son équipe médicale que de la situation de la société éditrice et du journaliste ».
La Cour de cassation censure cette approche :
« En se déterminant ainsi, sans prendre en considération, pour apprécier le caractère manifestement disproportionné des dommages et intérêts, la gravité de la faute, telle qu'elle a été déterminée par les juridictions espagnoles, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ».
Troisième motif : Insuffisance de l'évaluation des ressources financières
Sur le fondement des articles 34 et 45 du règlement Bruxelles I et de l'article 11 de la Charte, la Cour précise les modalités d'évaluation des ressources des personnes condamnées.
Concernant le journaliste, la Cour rappelle qu'« il incombe au juge de rechercher si la condamnation pécuniaire s'avère substantielle par rapport aux revenus que cette personne tire de son activité professionnelle, le cas échéant par référence à la rémunération moyenne dans le secteur professionnel considéré ». La cour d'appel s'était bornée à constater que M. [I] était « une personne physique » et « journaliste de profession ».
La Cour de cassation censure :
« En se déterminant ainsi, sans indiquer aucune valeur de référence permettant d'apprécier les conséquences des condamnations sur la situation économique et financière du journaliste, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ».
S'agissant de la société éditrice, la cour d'appel avait retenu que « le montant total des condamnations prononcées par les juridictions espagnoles représente plus de 50 % de la perte nette de cette société et 6 % du montant des disponibilités au 31 décembre 2017 ».
La Cour de cassation juge ces éléments « insuffisants pour établir que les condamnations avaient un caractère substantiel par rapport aux moyens dont disposait la société éditrice ».
Quatrième motif : Erreur sur l'appréciation distincte des condamnations
Sur le fondement des articles 34 et 45 du règlement Bruxelles I et de l'article 11 de la Charte, la Cour rappelle que la CJUE avait souligné qu'« il convient de distinguer la condamnation en faveur d'une personne morale et celle en faveur d'une personne physique » et qu'une « exécution seulement partielle » pouvait être envisagée.
La cour d'appel avait apprécié « la disproportion en cumulant les condamnations prononcées au bénéfice du membre de l'équipe médicale et celles qui l'ont été au bénéfice du club ». La Cour de cassation censure cette méthode : « En statuant ainsi, alors qu'il lui incombait d'apprécier la proportionnalité des condamnations de façon distincte à l'égard de chaque victime et de chaque auteur, afin de vérifier si une exécution seulement partielle permettrait d'éviter une violation manifeste des droits et libertés consacrés par l'article 11 de la Charte, la cour d'appel a violé les textes susvisés ».
Extrait de la décision :
« En statuant ainsi, alors que la juridiction espagnole avait mentionné ces éléments sans en tirer aucune conséquence pour l'évaluation du préjudice dont elle avait souligné l'ampleur, la cour d'appel, qui l'a minorée, s'est livrée à une révision au fond des décisions espagnoles, violant les textes susvisés. »
Points de droit importants et répercussions
Cette décision clarifie les conditions d'exécution des décisions étrangères en matière de liberté de la presse. Elle établit que :
- L'interdiction de révision au fond s'oppose à toute réévaluation par le juge français du préjudice et de la faute appréciés par le juge étranger.
- L'appréciation de la proportionnalité doit impérativement tenir compte de trois critères cumulatifs : l'étendue du préjudice, la gravité de la faute et les ressources des personnes condamnées.
- L'évaluation des ressources financières doit être concrète et motivée, en se référant à des valeurs objectives (salaires moyens, capacités économiques réelles).
- L'exécution partielle des décisions étrangères est possible lorsque la disproportion ne concerne qu'une partie des condamnations.
Mots clés
Exequatur, ordre public international, règlement Bruxelles I, liberté de la presse, Charte des droits fondamentaux, révision au fond, proportionnalité, dommages-intérêts, diffamation, Real Madrid