23/00760
Résumé
En bref
Le Tribunal judiciaire de Rouen a reconnu, dans son jugement du 11 juillet 2025 (n° RG 23/00760), le suicide d'un joueur de rugby professionnel comme un accident du travail. Sur le fondement de l'article L 411-1 du Code de la sécurité sociale, les juges ont retenu l'existence d'un lien de causalité certain et exclusif entre l'acte suicidaire du sportif et son activité professionnelle, caractérisé par une pression psychologique intense liée aux conditions de travail (surcharge de jeu, pression des résultats, négociations contractuelles conflictuelles). La CPAM de Rouen Elbeuf Dieppe est condamnée à prendre en charge cet accident mortel au titre de la législation sur les risques professionnels et aux dépens.
En détail
Identification des parties et contexte procédural
L'affaire oppose Madame [F] [W] veuve [H] à la CPAM de Rouen Elbeuf Dieppe.
La procédure trouve son origine dans le suicide de Monsieur [A] [H], joueur de rugby professionnel évoluant depuis le 1er juillet 2018 au sein du club du Rouen Normandie Rugby (RNR) au poste de demi d'ouverture, survenu le 18 janvier 2022 après qu'il ait sauté du cinquième étage d'un immeuble en construction.
Question juridique principale
La question juridique centrale consiste à déterminer si le suicide d'un salarié sportif professionnel, survenu en dehors du temps et du lieu de travail, peut être qualifié d'accident du travail au sens de l'article L 411-1 du Code de la sécurité sociale, nécessitant la démonstration d'un lien de causalité certain et exclusif entre l'acte suicidaire et l'activité professionnelle.
Exposé du litige et arguments des parties
Madame [W] veuve [H] a adressé à la CPAM une déclaration d'accident du travail établie le 9 janvier 2023, mentionnant : "Chute. Suicide lié à son travail (pression exigence du haut niveau, exigences de résultat). Suivi par des psychologues et psychiatres à ce sujet". Après le refus de prise en charge notifié le 17 avril 2023 et le rejet du recours par la commission de recours amiable le 18 janvier 2024, elle a saisi le tribunal judiciaire.
La requérante invoque plusieurs facteurs professionnels ayant conduit au suicide : l'angoisse liée à la non-reconduction de son contrat en décembre 2021, la surcharge de travail due à la blessure de son remplaçant, la pression des résultats dans un contexte de difficultés sportives du club, et la fatigue physique et psychologique constatée par l'entourage professionnel. Elle établit une chronologie précise entre les événements de décembre 2021, janvier 2022 et le suicide du 18 janvier 2022.
La CPAM défenderesse conteste l'existence d'un lien de causalité direct et certain, soutenant que Monsieur [H] souffrait d'une dépression chronicisée depuis une période ancienne, contemporaine d'une "bêtise" évoquée avec son psychiatre, sans lien avec le travail.
Motifs et raisonnement juridique du tribunal
Sur le cadre juridique applicable
Sur le fondement de l'article L 411-1 du Code de la sécurité sociale, le tribunal rappelle qu'"est considéré comme un accident du travail, quelle qu'en soit sa cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée".
Les juges précisent la jurisprudence constante selon laquelle le suicide d'un salarié survenu en dehors de son temps et de son lieu de travail ne bénéficie pas de la présomption d'imputabilité du caractère professionnel de l'accident. Par conséquent, il appartient aux ayants droits de démontrer l'existence d'un lien de causalité certain et exclusif entre l'acte du salarié et son activité professionnelle.
Sur l'analyse des conditions de travail et du contexte professionnel
Le tribunal procède à une analyse approfondie des conditions d'exercice de l'activité professionnelle du défunt. Il retient que Monsieur [H], en qualité de demi d'ouverture, occupait un poste à responsabilités stratégiques majeures ("chef d'orchestre de l'équipe") avec une pression particulièrement intense liée à son statut de buteur et de leader.
Les juges établissent que durant la saison 2021/2022, le joueur évoluait dans un contexte professionnel particulièrement difficile : enchaînement des matchs sans remplaçant disponible, club en situation de relégation, pression des résultats avec des enjeux financiers et sportifs considérables. Cette situation est corroborée par de nombreuses attestations de coéquipiers décrivant un "épuisement physique et mental" et une "pression considérable".
Sur l'établissement du lien de causalité
Le tribunal identifie plusieurs événements professionnels contemporains du décès permettant d'établir le lien causal :
Premièrement, les négociations contractuelles de décembre 2021 où les dirigeants ont exercé ce que les témoins qualifient de "chantage", exigeant une réponse immédiate sous peine de proposition à un autre joueur, générant une déception majeure chez le sportif.
Deuxièmement, la défaite du 7 janvier 2022 contre Bourg-en-Bresse (dernier du championnat) qui a provoqué un "changement dans le comportement de M. [H] qui ne souriait plus, ne parlait presque plus, était très fatigué et angoissé".
Troisièmement, l'échange du 14 janvier 2022 avec un coéquipier où le défunt exprimait ses difficultés : "Il me disait que ça n'allait pas, qu'il ne dormait plus, qu'il avait peur de la situation du club" et ses pensées suicidaires directement liées à la situation sportive du club.
Sur la corrélation médicale
Les magistrats retiennent la cohérence chronologique entre la dégradation de l'état psychique et les événements professionnels. Le traitement anxiolytique prescrit le 10 janvier 2022 par le médecin du club, suivi des consultations psychologique et psychiatrique des 11, 15 et 17 janvier, témoignent d'une prise en charge médicale en urgence directement consécutive aux difficultés professionnelles.
Le tribunal écarte l'argumentation de la CPAM concernant "la bêtise" évoquée devant le psychiatre (infidélité d'un ami), considérant qu'elle ne saurait expliquer la dégradation rapide de l'état psychique, d'autant que le défunt "se réjouissait" de la grossesse de son épouse.
Sur la qualification juridique retenue
Extrait de la décision :
"Au vu de ces éléments, il y a lieu de considérer que le suicide de M. [H] est survenu par le fait du travail, de sorte qu'il s'analyse comme un accident du travail."
Les juges concluent à l'existence d'un lien de causalité certain et exclusif entre l'activité professionnelle et le suicide, caractérisé par une accumulation de facteurs de stress professionnel dans un contexte temporel resserré, sans cause extraprofessionnelle prépondérante.
Portée de la décision et implications
Cette décision revêt une portée jurisprudentielle significative en matière de reconnaissance du suicide comme accident du travail dans le secteur du sport professionnel. Elle confirme la possibilité d'établir la causalité par un faisceau d'indices convergents démontrant l'impact direct des conditions de travail sur l'état psychique du salarié.
La décision souligne l'importance de la prise en compte des spécificités du sport de haut niveau (pression médiatique, enjeux financiers, responsabilités stratégiques) dans l'appréciation des risques psychosociaux. Elle établit un précédent favorable pour la reconnaissance des troubles psychiques d'origine professionnelle chez les sportifs professionnels.
Mots clés
Accident du travail, suicide, sport professionnel, rugby, lien de causalité, risques psychosociaux, article L 411-1 Code sécurité sociale, présomption d'imputabilité, faisceau d'indices, conditions de travail
NB : 🤖 résumé généré par IA