CAS 2024/A/10748
Résumé
En bref
Le Tribunal Arbitral du Sport a rejeté l'appel de WADA contre la décision du Tribunal Disciplinaire Antidopage de la FIE qui avait déclaré l'escrimeuse Ysaora Thibus sans faute ni négligence malgré un contrôle positif à l'ostarine. Le TAS a confirmé que la contamination par baisers intimes avec son compagnon utilisant de l'ostarine constituait une explication plausible fondée sur l'article 10.5 des Règles Antidopage FIE et les articles 2.1 et 10.2.2 du même règlement, écartant ainsi toute période d'inéligibilité.
En détail
Parties impliquées
WADA (appelant), fondation suisse créée en 1999 pour promouvoir la lutte antidopage ; la FIE (premier défendeur), fédération internationale olympique d'escrime ; et Ysaora Thibus (second défendeur), escrimeuse française née le 22 août 1991, médaillée d'or mondiale individuelle au fleuret en 2022.
Chronologie des faits
- 9 décembre 2023 : Race Imboden, compagnon de l'athlète, commande de l'ostarine (MK-2866)
- 5 janvier 2024 : Début de la prise quotidienne d'ostarine par Imboden (1 ml/25 mg par jour)
- 14 janvier 2024 : Contrôle antidopage d'Ysaora Thibus lors du Challenge International de Paris
- 6 février 2024 : Rapport de laboratoire révélant la présence d'ostarine (concentration estimée à 13 ng/mL)
- 8 février 2024 : Notification du contrôle positif et suspension provisoire
- 20 février 2024 : L'athlète explique la contamination par son compagnon
- 4 juin 2024 : Décision du DDT déclarant l'athlète sans faute ni négligence
- 17 juillet 2024 : Appel de WADA devant le TAS
Questions juridiques posées
- La violation de règle antidopage était-elle intentionnelle ?
- L'athlète a-t-elle établi la source de la substance prohibée ?
- L'athlète peut-elle bénéficier de l'absence de faute ou négligence selon l'article 10.5 des Règles FIE ?
Analyse juridique exhaustive
1. Question de l'intentionnalité de la violation
Cadre juridique : Article 10.2.1.1 des Règles Antidopage FIE prévoyant une période d'inéligibilité de 4 ans pour les substances non-spécifiées sauf si l'athlète prouve que la violation n'était pas intentionnelle.
Faits pertinents : Le TAS a accepté les faits établis par le DDT : achat et usage d'ostarine par Imboden à l'insu de Thibus, baisers intimes répétés le 14 janvier 2024 et les jours précédents, témoignages concordants de cinq témoins confirmant les baisers au site de compétition.
Raisonnement juridique : Le tribunal a appliqué la jurisprudence CAS constante selon laquelle l'athlète doit établir la source de la substance prohibée selon la balance des probabilités. Le TAS a considéré que le "scénario des baisers" constituait une explication plausible non "fatalement compromise" par les preuves scientifiques. L'analyse pharmacocinétique de l'expert Prof. Alvarez, confirmée par une étude de contamination contrôlée et publiée dans une revue à comité de lecture, a démontré que les concentrations d'ostarine trouvées chez l'athlète (13 ng/mL) étaient compatibles avec une contamination par transfert salivaire sur 9 jours avec effet cumulatif (temps d'excrétion de l'ostarine étant de 6-9 jours). Le tribunal a rejeté les objections de WADA concernant la fiabilité de l'étude Alvarez, considérant qu'elle était suffisamment contrôlée malgré certaines imperfections procédurales.
Extrait pertinent :
« Le Panel trouve que l'Athlète a fourni une explication plausible sur la façon dont l'ostarine trouvée dans son Échantillon était entrée dans son système et que cette explication n'a pas été "fatalement compromise" par les preuves scientifiques et les arguments soulevés par l'Appelant. »
2. Question de l'établissement de la source
Cadre juridique : Article 3.1 des Règles FIE établissant que la charge de la preuve incombe à l'athlète selon la balance des probabilités pour réfuter les présomptions.
Faits pertinents : Preuves documentaires de l'achat d'ostarine par Imboden (factures, emails), analyses sanguines et urinaires confirmant son usage, aveu d'Imboden après notification du contrôle positif, analyse capillaire révélant des concentrations d'ostarine linéaires chez l'athlète (2,5 pg/mg) incompatibles avec un usage intentionnel, versus des concentrations élevées chez Imboden (65 pg/mg) confirmant son usage répété.
Raisonnement juridique : Le TAS a écarté l'hypothèse d'une deuxième source d'ostarine (usage intentionnel par l'athlète) en s'appuyant sur plusieurs éléments convergents. D'abord, l'analyse capillaire montrant des concentrations linéaires sur 33 mois de croissance, indicatives d'une contamination externe selon les experts Prof. Kintz et Prof. Alvarez. Ensuite, la concordance entre l'étude de contamination d'Alvarez et l'étude Walpurgis reconnue par toutes les parties comme fiable. Enfin, l'absence d'indication d'une seconde bouteille d'ostarine dans le foyer. Le tribunal a également pris en compte des éléments comportementaux : compétition par équipe (risque pour l'équipe), qualification déjà acquise pour les JO 2024, opposition radicale de l'athlète au dopage, risque de perte de sponsoring.
Extrait pertinent :
« Sur la balance des probabilités, le Panel exclut qu'en plus du partenaire de l'Athlète, il y avait une deuxième source directe d'Ostarine. En d'autres termes, le Panel exclut que, ici, l'Athlète ait intentionnellement ingéré l'ostarine en plus d'être contaminée par la salive de son partenaire. »
3. Question de l'absence de faute ou négligence
Cadre juridique : Article 10.5 des Règles FIE disposant que si l'athlète établit qu'elle ne porte aucune faute ou négligence, la période d'inéligibilité normalement applicable est éliminée.
Faits pertinents : Ignorance de l'athlète concernant l'usage d'ostarine par son compagnon, dissimulation de ces substances par Imboden dans son armoire personnelle, connaissance du caractère prohibé de l'ostarine par Imboden (ancien escrimeur de haut niveau), absence d'obligation pour l'athlète de suspecter ou contrôler son partenaire de vie.
Raisonnement juridique : Suivant la décision du DDT, le TAS a considéré qu'aucune obligation de diligence ne pesait sur l'athlète de suspecter l'usage de substances prohibées par son compagnon, ancien athlète de haut niveau en qui elle pouvait légitimement avoir confiance. L'analyse s'appuie sur le standard de la personne raisonnable : même avec l'exercice de la plus grande prudence, l'athlète n'avait pas à suspecter un risque de contamination par échange de fluides corporels avec son partenaire de vie. Le tribunal a souligné qu'exiger d'un athlète qu'il fouille régulièrement son domicile ou s'abstienne de contacts intimes sans vérification préalable serait déraisonnable.
Extrait pertinent :
« Le DDT accepte également que dans ces circonstances, Ms Thibus n'avait pas à suspecter, même avec l'exercice de la plus grande prudence, qu'elle pourrait être contaminée par une Substance Prohibée par son partenaire de vie à travers l'échange de fluides corporels. »
Extrait principal de la décision
« Le Panel trouve que l'Athlète a établi sa charge de prouver selon la balance des probabilités que son contrôle positif provenait d'une contamination par baisers intimes (contact) avec son partenaire le jour du prélèvement d'échantillon et les (9) jours précédant cela. Il s'ensuit que la violation de règle antidopage de l'Athlète pour la présence d'ostarine n'était pas intentionnelle. »
Points de droit importants et répercussions
Cette décision confirme plusieurs principes jurisprudentiels majeurs : la possibilité de contamination par transfert salivaire de substances prohibées, l'importance des études scientifiques contrôlées pour établir la plausibilité d'un scénario de contamination, et l'application du standard d'absence de faute ou négligence dans des situations de contamination domestique. Elle établit également que la charge de la preuve peut être satisfaite sans démonstration directe lorsque les preuves circumstancielles convergent suffisamment. La décision souligne l'importance de l'expertise pharmacocinétique et de l'analyse capillaire comme éléments probants dans les affaires de contamination.
Mots clés
Violation de règle antidopage, absence de faute ou négligence, contamination salivaire, ostarine, balance des probabilités, période d'inéligibilité, substance non-spécifiée, analyse pharmacocinétique, étude de contamination contrôlée, transfert de substance prohibée