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Résumé
En bref
La Cour européenne des droits de l'homme (Grande Chambre) a jugé que la Suisse a violé le droit à un procès équitable de la requérante. Elle estime que le contrôle juridictionnel opéré par le Tribunal fédéral suisse sur la sentence du Tribunal Arbitral du Sport (TAS) était insuffisant. En raison de l'arbitrage forcé imposé à l'athlète et de la gravité des enjeux touchant à ses droits fondamentaux (intégrité, dignité), la Cour établit qu'un « examen particulièrement rigoureux » était requis. Or, le contrôle restreint à la seule compatibilité avec l'« ordre public matériel », au sens de l'article 190 al. 2 e) de la loi fédérale sur le droit international privé, n'a pas satisfait à cette exigence. La Cour a cependant déclaré irrecevables les griefs tirés des articles 8, 13 et 14 pour défaut de juridiction de la Suisse.
En détail
Les parties impliquées
- La requérante : Mme Mokgadi Caster Semenya, une athlète professionnelle sud-africaine.
- L'État défendeur : La Confédération suisse, en tant qu'État du siège du Tribunal Arbitral du Sport (TAS) et dont la juridiction suprême, le Tribunal fédéral, a contrôlé la sentence arbitrale.
- Autres entités mentionnées : World Athletics (anciennement IAAF), l'association de droit monégasque régissant l'athlétisme mondial, et le Tribunal Arbitral du Sport (TAS), instance arbitrale privée sise à Lausanne.
Chronologie des faits
- 2009 : L'IAAF soumet la requérante à des examens de vérification de son sexe biologique et l'oblige à abaisser son taux de testostérone pour concourir.
- 1er mai 2011 : Entrée en vigueur du premier règlement de l'IAAF sur l'hyperandrogénie, fixant un seuil de testostérone à 10 nmol/L.
- 24 juillet 2015 : Le TAS, dans l'affaire Dutee Chand, suspend le règlement sur l'hyperandrogénie, faute de preuves suffisantes de l'avantage compétitif.
- 23 avril 2018 : L'IAAF publie le nouveau « règlement régissant la qualification dans la catégorie féminine (pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel) » (règlement DDS), abaissant le seuil de testostérone à 5 nmol/L pour certaines épreuves.
- 18 juin 2018 : La requérante saisit le TAS pour contester la validité du règlement DDS.
- 30 avril 2019 : Le TAS rejette la requête de Mme Semenya, validant le règlement DDS comme étant une mesure discriminatoire mais nécessaire, raisonnable et proportionnée.
- 28 mai 2019 : La requérante forme un recours en matière civile contre la sentence du TAS devant le Tribunal fédéral suisse, invoquant une violation de l'ordre public matériel.
- 25 août 2020 : Le Tribunal fédéral rejette le recours, jugeant que la sentence n'est pas incompatible avec sa notion restrictive de l'ordre public matériel.
- 18 février 2021 : La requérante saisit la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
- 10 juillet 2025 : La Grande Chambre de la CEDH rend son arrêt.
Les questions juridiques
La décision de la Grande Chambre a porté sur les deux questions juridiques principales suivantes :
- La Suisse exerçait-elle sa juridiction, au sens de l'article 1 de la Convention, sur les griefs de la requérante, et si oui, pour quelles dispositions de la Convention (article 6 § 1, article 8, article 14 et article 13) ?
- Le contrôle juridictionnel opéré par le Tribunal fédéral sur la sentence du TAS a-t-il respecté le droit de la requérante à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention ?
Motivation de la Cour
1. Sur la juridiction de la Suisse
La Cour a procédé à une analyse scindée de la question de la juridiction.
- Cadre juridique : Article 1 de la Convention (Obligation de respecter les droits de l'homme). La Cour s'appuie sur sa jurisprudence, notamment les arrêts Markovic et autres c. Italie [GC] et Platini c. Suisse, distinguant la juridiction territoriale des exceptions extraterritoriales.
- Faits pertinents : La Cour relève l'absence de lien territorial entre la requérante (ressortissante et résidente sud-africaine) et la Suisse. Les faits à l'origine du litige (adoption du règlement DDS par une entité monégasque) sont étrangers à la Suisse. Le seul lien réside dans le fait que la procédure de règlement des litiges imposée à la requérante s'est déroulée en Suisse, d'abord devant le TAS (entité privée) puis devant le Tribunal fédéral (juridiction étatique).
- Raisonnement juridique :
- Concernant le grief tiré de l'article 6 § 1 (droit à un procès équitable) : La Cour établit l'existence d'un lien juridictionnel. En se fondant sur sa jurisprudence Markovic, elle considère que dès lors qu'une personne introduit une action civile devant les tribunaux d'un État partie (en l'espèce, le recours devant le Tribunal fédéral), cette personne relève de la juridiction de cet État pour ce qui est du respect des garanties procédurales de l'article 6. Le fait que le litige de fond soit extraterritorial est sans incidence sur ce point.
- Concernant les griefs tirés des articles 8, 14 et 13 (droits substantiels) : La Cour conclut à l'absence de juridiction. Elle juge que l'exception établie dans l'arrêt Markovic est spécifique à l'article 6 et ne peut être étendue aux droits substantiels comme le droit au respect de la vie privée (article 8) ou l'interdiction de la discrimination (article 14). L'introduction d'un recours interne ne suffit pas à elle seule à établir la juridiction d'un État pour des violations de droits substantiels commises en dehors de son territoire par des acteurs privés. La Cour ne décèle aucune autre "circonstance exceptionnelle" qui justifierait une juridiction extraterritoriale de la Suisse sur ces griefs. Par conséquent, la plainte au titre de l'article 13, qui est accessoire, est également jugée hors de la juridiction de la Suisse.
- La Cour accueille donc l'exception préliminaire du Gouvernement suisse et déclare cette partie de la requête irrecevable ratione personae et ratione loci.
- Extrait de la décision :
« 154. Elle n’en relevait en revanche pas en ce qui concerne les griefs qu’elle formule sur le terrain de l’article 8, pris isolément et combiné avec l’article 14, et de l’article 13 combiné avec ces dispositions. Il convient donc d’accueillir l’exception préliminaire du Gouvernement relative à l’incompatibilité ratione personae et loci de cette partie de la requête avec les dispositions de la Convention et de la déclarer irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention. »
2. Sur la violation de l'article 6 § 1 de la Convention
- Cadre juridique : Article 6 § 1 de la Convention (droit à un procès équitable). Article 190 al. 2 e) de la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP), qui limite le recours contre une sentence arbitrale à des motifs exhaustifs, dont l'incompatibilité avec l'ordre public matériel. Jurisprudence de la Cour sur l'arbitrage, notamment l'arbitrage forcé dans le sport (Mutu et Pechstein c. Suisse).
- Faits pertinents : La requérante a été contrainte de soumettre son litige au TAS en vertu de l'article 5.2 du règlement DDS, ce qui caractérise un arbitrage forcé. Le litige portait sur des droits de caractère civil correspondant à des droits fondamentaux (intégrité physique, identité, dignité). Le contrôle du Tribunal fédéral s'est limité à la compatibilité de la sentence avec l'ordre public matériel, notion que le Tribunal fédéral interprète de manière très restrictive, comme étant plus étroite que la notion d'arbitraire. Le Tribunal fédéral, tout en relevant les "préoccupations" du TAS sur certains points (manque de preuves pour les épreuves du 1500m et du mile, difficultés pratiques de conformité au règlement), a jugé que le résultat de la sentence n'était pas "insoutenable" et donc pas contraire à l'ordre public.
- Raisonnement juridique :
- La Cour établit un principe juridique majeur : lorsque l'arbitrage est obligatoire, qu'il existe un déséquilibre structurel entre les sportifs et les instances dirigeantes, et que le litige porte sur des droits fondamentaux, l'article 6 § 1 de la Convention exige que le contrôle juridictionnel étatique subséquent soit « particulièrement rigoureux ». Ce standard va au-delà d'un simple contrôle formel.
- La Cour juge que le contrôle opéré par le Tribunal fédéral n'a pas atteint ce niveau de rigueur requis. L'application très restrictive de la notion d'ordre public matériel a empêché un examen suffisant des griefs de la requérante. Le Tribunal fédéral a accordé une déférence excessive aux conclusions du TAS, sans examiner de manière approfondie les doutes sérieux que le TAS avait lui-même exprimés.
- La Cour souligne plusieurs défaillances dans le contrôle du Tribunal fédéral : il n'a pas remédié au fait que le TAS avait laissé en suspens la question du manque de preuves suffisantes pour l'inclusion des épreuves du 1500m et du mile ; il n'a pas suffisamment pris en compte les préoccupations du TAS concernant les difficultés pratiques pour les athlètes de se conformer en permanence au seuil de testostérone.
- En conclusion, en raison de l'intensité insuffisante de son contrôle, le Tribunal fédéral n'a pas offert à la requérante les garanties procédurales suffisantes que les circonstances de l'espèce exigeaient. Le recours dont elle a bénéficié a été vidé de sa substance, en violation de son droit à un procès équitable.
- Extrait de la décision :
« 231. Le TAS a laissé en suspens d’autres questions sur lesquelles il s’était pourtant dit préoccupé dans le cadre de son examen du caractère raisonnable et proportionné du règlement DDS, et le Tribunal fédéral n’a pas suffisamment pris en compte les doutes exprimés. »
Extrait principal général de la décision
« 209. Par suite, étant donné le déséquilibre structurel qui caractérise la relation entre les sportives et sportifs, d’une part, et les organes de gouvernance du sport dont dépendent les sports qu’ils pratiquent, d’autre part, la Cour considère que lorsque la compétence obligatoire et exclusive du TAS est imposée à une sportive ou à un sportif par un organe de gouvernance du sport, avec pour conséquence la compétence du Tribunal fédéral suisse pour connaître d’un recours en matière civile contre la sentence rendue par le TAS, conformément à l’article 190 de la loi fédérale sur le droit international privé, que le litige les opposant concerne un ou des droits « de caractère civil », au sens de l’article 6 § 1, de cette sportive ou de ce sportif, et que ce ou ces droits « de caractère civil » correspondent, en droit interne, à des droits fondamentaux, le respect du droit à un procès équitable de l’intéressé(e) exige un examen particulièrement rigoureux. »
Points de droit importants et répercussions
- Clarification de la juridiction en arbitrage sportif international : La Cour établit une distinction nette : la saisine du Tribunal fédéral suisse contre une sentence du TAS établit la juridiction de la Suisse pour les garanties procédurales de l'article 6, mais pas pour les droits substantiels (art. 8, 14) lorsque le litige de fond est extraterritorial.
- Création d'un standard de contrôle renforcé : L'arrêt consacre l'obligation pour les juridictions étatiques (ici, le Tribunal fédéral suisse) d'opérer un « examen particulièrement rigoureux » des sentences arbitrales sportives lorsque l'arbitrage est forcé et que des droits fondamentaux sont en jeu.
- Limites du contrôle basé sur l'« ordre public matériel » : La Cour juge que l'interprétation très restrictive de l'ordre public par le Tribunal fédéral peut être insuffisante pour satisfaire aux exigences de l'article 6 § 1 dans des cas comme celui-ci.
Mots clés
Arbitrage forcé, Tribunal Arbitral du Sport (TAS), Article 6 § 1 CEDH, ordre public matériel, contrôle juridictionnel, droits de la personnalité, juridiction (ratione personae et loci), examen particulièrement rigoureux, Tribunal fédéral suisse, règlement DDS