C-633/22
Résumé
En bref
L’Avocat Général de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu ses conclusions sur une affaire concernant le journal le Monde et l’un de ses journalistes condamnés pour atteinte à la réputation du Real Madrid et d'un membre de son équipe médicale. Selon les conclusions, si l'exécution de la décision conduisait à une violation manifeste de la liberté d'expression garantie par l'article 11 de la Charte, l'État membre dans lequel l'exécution est demandée doit refuser ou révoquer l'exécution de la décision.
En détail
L'affaire implique le journal le Monde et l’un de ses journalistes, condamnés à 390 000 euros de dommages-intérêts pour avoir porté atteinte à la réputation du Real Madrid et 30 000 euros concernant celle d'un membre de son équipe médicale suite à la publication d’un article relatant le club et le Docteur X. Fuentes, instigateur d’un réseau de dopage dans le cyclisme.
Le Tribunal de Première Instance de Madrid a ainsi prononcé une ordonnance d’exécution de la décision en France. Le 15 février 2018, le directeur des services de greffe judiciaire du tribunal de grande instance de Paris a rendu deux déclarations d'exécution. Ces déclarations ont été annulées par la cour d'appel de Paris le 15 septembre 2020, jugeant ces ordonnances contraires à l'ordre public international français.
La Cour de cassation a donc posé 7 questions préjudicielles, que l’on peut résumer en 3 sujets principaux :
- Une condamnation pour atteinte à la réputation d’un club sportif par un journal est-elle de nature à porter manifestement atteinte à la liberté d’expression et à constituer un motif de refus d’exécution ?
- Si oui, le contrôle de proportionnalité des dommages-intérêts ne peut-il avoir lieu que si ceux-ci ont un caractère punitif et non compensatoire ?
- L'effet dissuasif de la condamnation peut-il se baser, outre les ressources de la personne condamnée, sur d’autres facteurs tels que l’effet d’intimidation, notamment au regard de sa situation économique ?
Dans ses conclusions, l'avocat général estime qu’un État membre doit refuser l'exécution d'une décision lorsque celle-ci conduirait à une violation manifeste de la liberté d'expression garantie par l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l'UE.
Selon lui, une telle violation existe lorsque l'exécution de la décision engendre un effet dissuasif potentiel s'agissant de la participation au débat sur un sujet d'intérêt général, tant des personnes visées par la condamnation que d'autres sociétés de presse et journalistes dans l'État membre requis. Il souligne que :
“168. En effet, en premier lieu, de tels effets inacceptables risquent de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Le débat autour des questions du dopage dans le football touche à l’intérêt général […]”
S’agissant du contrôle de proportionnalité, l’avocat général considère qu’au regard des jurisprudences de la CJUE, de la CEDH et du droit international privé :
“[…] lorsqu’une condamnation porte sur des dommages-intérêts compensatoires, il est possible de recourir à l’ordre public dans des cas absolument exceptionnels et uniquement en relation avec d’autres arguments tirés de l’ordre public de l’État membre requis.”
Enfin, l’effet dissuasif peut se manifester lorsque la somme globale dont le paiement est demandé est manifestement déraisonnable au regard de la nature et de la situation économique de la personne concernée. Pour la société éditrice du Monde, le paiement des dommages-intérêts représenterait 50% de sa perte nette et 6% de ses disponibilités, mettant en danger manifeste son équilibre financier :
"191. […] Dans le cas d’un journaliste, l’effet dissuasif potentiel se présente, en particulier, lorsque cette somme correspond à plusieurs dizaines de salaires minimums standard dans l’État membre requis. Dans le cas d’une société éditrice d’un journal, l’effet dissuasif potentiel doit s’entendre comme une mise en danger manifeste de l’équilibre financier du journal. […]"
En conclusion, l'avocat général propose à la Cour de juger que le règlement Bruxelles I et la charte des droits fondamentaux de l'UE doivent être interprétés en ce sens qu'un État membre doit refuser l'exécution des décisions espagnoles, car cette exécution conduirait à une violation manifeste de la liberté d'expression.
Mots clés
- Liberté d'expression
- Liberté de la presse
- Dopage
- Atteinte à la réputation
- Exéquatur
- Exécution de la décision
- Effet dissuasif
- Règlement Bruxelles I
- Situation économique
- Société de presse
- Diffamation,
- Dommages-intérêts punitifs